L’appel au bon sens

Le discours de la thodemé

Ça fait quelque temps que je fomente cette note. A force d’entendre répéter ça et là que telle ou telle chose n’est qu’une question de bon sens, et malgré des années de sommeil (pas si dogmatique), j’ai fini par remâcher quelques vieilles dispositions anti-cartésiennes dont je vais vous abreuver pas plus tard que tout de suite.

Car oui, s’il n’a bien évidemment pas inventé le bona mens, c’est notre ami Descartes qui installe le « bon sens » comme le fourre-tout le plus prospère de l’histoire de la pensée (occidentale) moderne.

La première phrase du premier chapitre de la première partie du fameux/fumeux Discours de la méthode assène anéfé sans autre forme de procès que, selon la formule que chacun connait sans la connaitre :

Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée [1]

Il ne faut pas cela dit prendre Descartes pour plus bête qu’il n’est ; son bon sens n’est pas le pur et mou « sens commun », mais une disposition de l’esprit que chacun peut trouver, une sorte de sagesse de l’évidence (et sans mauvaise blague, Dieu sait que c’est son truc, à René, l’évidence).
Tout comme faire simple est parfois plus complexe que faire compliqué, faire comme on dit « preuve de bon sens » n’est pas si aisé. C’est que l’évidence cartésienne est une sorte de préfiguration du résultat de la réduction phénoménologique (enfin, soyons honnêtes, ce sont les phénoménologues qui réinvestissent Descartes un peu moins de trois siècles après).
Il y a le « bien connu », trop connu, qui camoufle, comme le gros drap poilu et poussiéreux d’années de sensations non questionnées, la phénoménitude du phénomène (Ségo, sors de ce corps).

Mais quand même, le bon sens selon Descartes est bien à la portée de tout le monde. C’est la chose du monde la mieux partagée. En une phrase Descartes signe l’ouverture de la modernité, faisant d’une « qualité » inhérente à tout être humain le butoir à la régression à l’infini du questionnement philosophique : au bout d’un moment, il ne faut plus se demander pourquoi, car c’est bien évident que ça n’est qu’une question de bon sens. Jvous la fait à l’arrache des grands jours, bien sûr, mais l’argument ontologique[2] (qui sert de base à une preuve de l’existence de Dieu) ne vaut pas deux cacahuètes de plus.

Un coup de poing sur la table

Eh oui. Songes-y, toi le voyageur mystérieux (ouaip, j’ai envie de vous apostropher comme ça), si enfin il suffit de faire preuve de bon sens, il n’y a plus rien à discuter. Et si tu ne comprends pas, c’est que tu n’as pas, ou pas assez, de bon sens. Prends-toi ça dans ta face. Et si tu critiques ou te révoltes, c’est que tu ratiocines, que tu coupes les cheveux en un multiple de deux, bref, que tu es du côté de la non-clarté (oui, le « côté obscur », ça a des sortes de connotations dont je vais me passer pour ce soir), donc ferme ta mouille.
En quoi le recours à l’argument, que dis-je, le coup de poing sur la table de l’invocation du bon sens, est un double geste démagogique — le bon sens est la sagesse des humbles, de la France d’en bas, pas des intellos parisiens
et autoritariste : c’est en fait un ordre impératif de se taire.

Comprenons-nous bien : je force le trait, comme souvent, pour donner de la chair au propos. Je reconnais tout à fait, je l’ai évoqué plus haut, la difficulté de la simplicité, et j’admets qu’on a souvent tendance à faire d’emblée compliqué. Je suis assez d’accord pour mettre la sagesse du côté du moins, ou plutôt du kairos, de la juste mesure, quoi (à strictement parler, le saisissement du bon moment, qui est un art délicat). Et je sais bien que Descartes n’aurait pas complètement dit le contraire, mais j’aime bien l’avoiner, car sous maint aspect il nous a bien plombé. Enfin ça n’est pas l’objet.

Et le bon sens, alors ? Je n’ai rien contre le bon sens. Quelque soit ce qu’on entend par là, presque. C’est plus son invocation, utilisée comme stratagème rhétorique, qui a tendance à me rendre un tantinet suspicieux.

Ce sera donc le conseil du jour : tout comme quand vous entendez parler de carreleur, chaque fois que soudain un appel au bon sens surgit, entendez-le bien, mais ne vous faites pas moucher.
Le bon sens n’est pas un argument en soi.
Et surtout : il ne va pas de soi (normal, sinon on n’aurait d’ailleurs pas à y faire appel…), donc son irruption dans un discours ne doit pas mettre fin à toutes les questions.
En fait, il ne vaut pas plus qu’un coup de poing sur la table. Alors ok, un coup de poing sur la table, des fois c’est utile, mais il faut savoir où on est et ne pas prendre ça pour un argument.
Or, on peut être intimidé par les coups de poing, mais on a toujours le droit de demander des arguments.


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  1. http://fr.wikisource.org/wiki/Discours_de_la_m%C3%A9thode/Premi%C3%A8re_partie []
  2. http://fr.wikipedia.org/wiki/Argument_ontologique []

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5 commentaires sur “L’appel au bon sens”

  1. NiKo :

    C’est fou, quand tu parles de coups de poing sur la table, j’ai tout de suite quelques images clichypouchiennes qui resurgissent, olfactivement accompagné d’un fumet anisé… Le hasard, sans doute ;)

  2. NiKo :

    s/accompagné/accompagnées, bordel

  3. mobilo :

    après ce texte plein de bon sens, il aurait été intéressant d’envisager le mauvais sens ? le sens inverse , sens interdit ? l’art du contournement et de l’égarement ?
    Bon je te laisse j’ai faim
    Ivan

  4. Oli Sixpack :

    L’art de la divination n’est pas offert à tous. Chapeau bas(que)

  5. greg :

    «Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée»

    Peut être peut on s’interroger sur le sens du mot partage. Est ce qu’ici «partage» ne signifierait pas que chacun de nous possède du bon sens mais que nous n’avons pas tous le même ? On pourrait développer ce propos en tissant un lien entre l’expérience personnelle et la notion de bon sens.

    Si c’était le cas, appeler au bon sens dans une discussion, ne serait-ce pas une forme d’aliénation ?