Bach, Chopin, et la musique de pianiste

Quand ça tombe sous les doigts, c'est de la musique de pianiste
Ce qui est génial avec la musique[1], c’est que je sais que jusqu’à la fin de mes jours (ça c’est de la formule), je vais encore et toujours découvrir des trucs qui me donneront envie de me lever le matin rien que pour les jouer/les écouter, des trucs dont je vais rêver note à note, des trucs qui me feront à chaque fois avoir des frissons et les larmes aux yeux comme la midinette que je suis, des trucs, aussi, avec quoi je vais faire chier mon entourage pendant pas mal de semaines systématiquement, heureusement qu’ils sont compréhensifs et/ou pas trop éloignés de ce que j’aime (vous me direz, c’est assez logique).

Récemment, pour une raison que j’ignore, je me suis mis à ré-écouter les Variations Goldberg. Pas la version au clavecin de Gustav Leonhardt (qui est très bien par ailleurs), mais celle de Glenn Gould, au piano donc, de 1981. Il y a deux enregistrements célèbres du fou à la chaise : 1955 — à laquelle on reproche d’être trop rapide, ce qui est plutôt vrai,— et 1981, qui est un chef-d’œuvre de précision et de mesure. Comme il l’explique lui-même dans le film réalisé à cette occasion par Bruno Monsaingeon, l’arrivée de la stéréo et de la dolby ont suffit (entre autres) à le convaincre de refaire son enregistrement.

Je ne vais pas faire ou refaire le débat clavecin contre piano, comme troll, ça vaut Mac ou PC. Que ça plaise ou non, jouer Bach au piano, ça n’est ni absurde, ni contre-nature. D’abord, on fait ce qu’on veut, les mecs. Si on veut jouer de la musique sur une planche à clous, on a le droit. Bien sûr, différents objets vont avoir différentes qualités sonores et musicales, on va pas se mentir non plus.

Vu que j’ai été élevé dans un piano (on va dire ça), je suis évidemment plus sensible à cette chose qu’aux cordes pincées. Là aussi, ça n’est ni bien ni mal.

Mais parlons des variations Goldberg au piano. Ce que t’apprend l’enregistrement de 81 de Gould, c’est à décomposer la texture. Sans surprise, dans une écriture contrapuntique, il y a plein de couches (des voix, quoi). C’est toujours quelque chose de particulier pour un pianiste « classique », autrement dit plutôt sensible à la musique post XVIIIème[2].
Donc jouer du Bach, quand tu es issu de cette « tradition », est une rupture. Pas besoin de solliciter beaucoup tes bras. Tout est dans les doigts, comme au clavecin, en fait. Et surtout, adieu la pédale forte, mec. Tout pianiste sait comment cela revient à se faire amputer d’un pied[3].

Non seulement tout est dans les doigts et tout doit être mesuré au millimètre, mais, comme dirait Jeanne, IL FAUT ENTENDRE DES VOIX. Plein. C’est dur pour le cerveau (surtout un cerveau de pianiste), habitué à sa mélodie accompagnée. Mais à force de travail et de patience, ça vient.
Et ça explose l’esprit. Tu sais que tu commences à tenir le truc quand tu as l’impression d’être schizophrène des doigts : tu les vois comme les doigts de quelqu’un d’autre, ils ont presque une vie indépendante. C’est jubilatoire. Et tu comprends pourquoi Gould chantonne. De fait, ça donne envie de le faire ; tu voudrais chanter toutes les voix. Lui, il ose le faire, et c’est libératoire.

Ce que par ailleurs apprend Gould 81 (ça fait classe de parler comme ça, très pro), c’est quelques techniques efficaces pour donner de l’espace, de l’air, à ces voix :

  • hors traits qui nécessitent la vitesse pour entendre une autre mélodie (variation 5 par exemple) ou pour réaliser leur effet (variation 26), on a toujours tendance à jouer trop vite. D’une manière générale en musique, contrairement à ce qu’on pourrait croire, c’est plus dur de jouer (de bien jouer, s’entend) lentement. Evidemment, il ne faut pas en abuser, le principe a ses limites, mais par exemple si vous aimez Mozart[4], écoutez le trio des Quilles par Portal et les Pasquier, la démonstration est radicale ;
  • pour entendre l’attaque d’une voix et la différencier d’une autre, il suffit de les décaler imperceptiblement, comme par exemple dans l’aria, 7ème mesure, 1er temps, 2ème croche, à la main gauche, les deux do à l’octave ;

    Là, avec ta main gauche, sur les deux do, tu fais comme si tu arpégeais, et tu claques celui du haut une fraction de seconde après celui du bas. Après, il n’a plus qu’à suivre son petit bonhomme de chemin (avec au passage le cadeau de la neuvième diminuée si-do avec le thème de la main droite, qui passe comme si de rien n’était).

  • il ne faut pas hésiter à jouer FORT une voix (avec discernement, évidemment), et profiter de la reprise pour faire différemment (une fois telle voix forte, la seconde fois une autre) ;
  • parfois, faire un « faux legato » (avec un léger relâchement des touches entre chaque notre) produit un effet de phrasé léger, presque aérien (par exemple sur les doubles croches de la variation 19)…

Tout cela étant dit (et bien dit, en toute modestie), il n’en reste pas moins que jouer Bach, pour un pianiste, ça n’est pas une sinécure. Vous me direz : dès qu’on rentre dans du répertoire un peu solide, rien n’est facile. Ok.
Mais il y en a une partie, du répertoire, qui est plus « facile » à aborder dès qu’on a roulé sa bosse de pianiste, celle que j’appellerai « la musique de pianiste »[5], sans connotation péjorative. En général composée par des pianistes (comme c’est étonnant), de l’époque romantique : Chopin en est l’exemple parfait.
C’est un truc qui m’a frappé récemment. Tu prends une partition de Chopin, mais quelque chose de techniquement difficile : ça tombe quand même sous les doigts. On dirait (et on aurait raison) que C’EST FAIT POUR[6].
Pour cette raison, il est presque possible de jouer l’étude n°1 opus 25 à vue au premier déchiffrage ; bon, il faut parcourir la partoche un peu avant, mais en fait, tout tombe « simplement » sous la main.
C’est relativement vrai des 4 scherzos, aussi. Je ne dis pas qu’ils sont faciles. Je dis qu’il est plus difficile de jouer cette p… de fichue quatrième variation Goldberg en liant exactement les voix qui doivent l’être et un maintenant chaque note au millimètre de ce qu’elle doit durer, alors qu’elle a l’air bien plus simple.

4ème variation Goldberg ; ça a l'air simple ? Ça ne l'est pas.

La vérité, c’est que là, ça n’est pas de la « musique de pianiste ». En un sens, ça pourrait être pour un autre instrument, ou une autre instrumentation. Ce qui n’est évidemment pas le cas des pièces de Chopin.

3ème scherzo ; ça a l'air compliqué ? Ça ne l'est pas vraiment.

Oui, Chopin est souvent techniquement difficile, ou plutôt, demande du travail : mais ça n’est pas complexe. Compliqué, si vous voulez, mais pas complexe. Les mains retrouvent tout le temps comme un univers qu’elles connaissent déjà sans le savoir, ou qu’elles ont oublié mais qui est toujours là comme un souvenir constituant leur chair : des morceaux d’arpège brisé, des bouts des gamme,… Et quasiment tous les enchaînements, même s’ils peuvent demander de la dextérité, suivent exactement les positions où se retrouvent les doigts après avoir joué les notes d’avant. Comme par magie. En un sens, en déchiffrant Chopin, tu te sens doué comme tu te sens intelligent en lisant du Gracq (mais ça sera pour une autre fois, je commence à partir dans trop de directions).

Au final : pour jouer ce qui est d’apparence simple dans Bach, il faudra souvent travailler autant que pour mettre en place quelque chose qui est d’apparence difficile dans Chopin.
C’est parce que Bach n’est pas « naturel » pour un pianiste (de formation classique, i.e. « romantique », le pianiste pianistique), alors que Chopin, si — c’est un peu l’essence de son être de musicien.

Le résultat a l’air facile pour Bach et difficile pour Chopin. C’est en fait faux dans les deux cas.

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  1. En fait, ça marche aussi avec la littérature, la peinture, le théâtre, la bouffe, le vin (liste non exhaustive), enfin tout ce qui peut être source d’étonnement (je parlerai du thaumazein une autre fois, peut-être), mais moi, j’ai été élevé à la musique, c’est ni bien, ni mal, c’est comme ça, on m’a mis dedans, je pense que ça m’a plu puisque depuis 35 ans grosso modo (je suis pas vieux et je t’emmerde, ok ?) ça continue à être une perpétuelle source de bonheur en barre, de découvertes, de choses que j’écoute environ 17987 fois de suite, sans parler du plaisir que c’est de pouvoir en FAIRE, puisqu’on a eu la bonne idée, il y a à peu près ce temps, de me mettre devant un piano et de m’apprendre à y passer des dizaines d’heures dessus—  tout ce qui est source de ton étonnement et de ton émerveillement renouvelé, en tous cas, vaut pour ce qui va suivre, mais là, je vais parler de musique, voilà. []
  2. Bah oui, là aussi, n’ayons pas peur des mots (je dénonce, moi, c’est dingue) : l’aboutissement, disons la maturité, de la musique pianistique se situe grosso modo à la fin des (principales) évolutions techniques de l’instrument, au milieu du romantisme — et en un sens elles permettent une expression de ce romantisme. C’est là que le piano se révèle dans sa spécificité, avec Chopin, Schumann, Liszt, Rachmaninov. C’est une musique de mélodies accompagnées, d’accords et de couleurs (effets de traits, pédale…), elle met en jeu tout le corps. Oui je simplifie à l’extrême, mais c’est exprès. []
  3. Il faut dire que, quand t’y penses, malgré les apparences, le piano n’est pas un instrument très dynamique : juste avec le poids sur une touche, tu peux varier un peu la force du son, mais finalement, à peine (vas-y, compare à un instrument à cordes, genre le violon, et on verra qui peut faire le plus de nuances de dynamique). Finalement, c’est un instrument balourd. C’est dur à dire mais c’est vrai. Alors oui, heureusement, il y a les pédales. Bref, je m’égare encore. []
  4. Une fois prochaine, j’essaierai de prendre part au débat fondamental : faut-il utiliser la pédale forte pour jouer Mozart. Autant vous dire qu’on n’est pas sortis des ronces… []
  5. Si comme moi tu entends cette phrase sur l’air de La groupie du pianiste, tant pis pour nous. Sinon, je te l’ai mis dans la tête et tu me détestes. []
  6. De manière assez curieuse, je trouve que Rachmaninov, ça ne tombe pas sous les doigts ; pourtant, c’est de la purée de musique de pianiste ; mais il n’y a pas la même évidence digitale que Chopin. Ou alors, on n’avait vraiment pas du tout les mêmes mains. []

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4 commentaires sur “Bach, Chopin, et la musique de pianiste”

  1. PatG :

    Bonjour,
    Magnifique article!
    J’ai à de très rares occasions ressenti cette jubilation de voir mes doigts comme ceux d’un autre, tel que vous le décrivez.
    Mais je suis vraiment rouillé au piano. Mon instrument principal à moi c’est la basse.

  2. r1k0 :

    « La vérité, c’est que là, ça n’est pas de la « musique de pianiste ». En un sens, ça pourrait être pour un autre instrument, ou une autre instrumentation. »

    C’est tout à fait une dimension de la musique de Juan-Sebastian BAJ (olé), quand on écoute l’impénétrable «Die Kunst der Fuge». Une réalisation à 4 voix en contrepoint : sujet, réponse, contre-sujet, canon… Pas d’instrument donné. Une écriture en interface (à implémenter).

  3. LaurentLC :

    @r1k0 en MVC..?

  4. r1k0 :

    @LLC arrête, ça me fait penser à la MGD.