Artistes et artisans

Art et artisanatIl y a de cela quelque temps, un certain Fabien Potencier a commis un fort inspirant article de blog : http://fabien.potencier.org/article/32/developers-should-be-artists (en anglais, désolé pour ceux qui seraient réfractaires à la langue de Shakespeare). Je ne ferai pas un résumé de ce post brillant et édifiant (le premier qui me traite de fayot je le vire), zavez qu’à le lire.

Disons que mon point est le suivant : dans le développement d’applications, comme dans tous les métiers où il y a une part de « création » — ou disons de poïesis, pour se la jouer à la Aristote —, règne une sorte de flou, entretenu en général inconsciemment par les acteurs de ces métiers, sur le statut de ceux qui « produisent ».

Tantôt ils sont traités comme de simples exécutants, tantôt comme plus, voire bien plus, que cela, et on a conscience de leur rôle de créateur au sens large, voire d’artiste ; on retrouve par exemple clairement cette séparation en graphisme, où on distingue la créa de l’exé.
Ne parlons pas de susceptibilités individuelles plus ou moins mal placées qui s’additionnent à ces considérations, ça nous évitera d’y passer la nuit. Nommons en revanche tout de suite (mieux) le couple qui fonde cette histoire : l’art et l’artisanat.

Pour une fois, le français est plus près de l’ambiguïté intrinsèque du réel que l’anglais, qui sépare très violemment, dans un geste presque germanique[1], art et craftwork, sans qu’on entende un quelconque lien de famille entre les deux — et en plaçant clairement le second du côté du travail.

En français, les deux mots sont très proches ; ils portent assez bien toute la problématique dans son non-dit, ou son peu-dit. Il y a d’un côté l’artiste, de l’autre l’artisan. Bien évidemment, rien n’empêche l’artisan d’agir par moments comme un artiste, ni l’artiste de mettre de temps à autres un costume d’artisan (c’est même fréquent, spécialement dans les arts dits plastiques). Mais socialement, la distinction est capitale.

Sans rentrer dans des considérations sociologico-historiques interminables, et sans faire du Norbert Elias à la petite semaine[2], notons que le concept d’artiste n’existe pas vraiment chez nous autres occidentaux avant l’époque romantique, disons à la hache le début du XIXème siècle. Il y a évidemment (l’histoire réelle ne marche pas avec des dates couperets toute simples et bien découpées) des précursions, pour inventer un mot, dans les siècles qui précèdent (il suffit de penser à Dürer ou Poussin), mais globalement, avant le XIXème siècle, la conscience d’agir comme artiste n’existe pas.

Aucun des maîtres qu’on reconnait actuellement ne se serait défini comme artiste, ou aurait dit que son « métier » était d’être artiste. Ce qu’ils faisaient était certes un métier, mais pas très valorisé, et dépendant de mécènes de niveaux divers, et en tous les cas, de commandes. Car c’est le fond de la question : c’est bien d’être un artiste, peu importe ce que cela veut dire, mais il faut comme dirait l’autre mettre du beurre dans les épinards[3].

L’œuvre sur commande

Sauf à être rentier, donc, avant l’époque moderne, celui qui œuvre dans un domaine qu’on dirait aujourd’hui artistique (musicien, peintre, sculpteur…[4]) travaille sur commande. Michel-Ange et ses potes dans la chapelle Sixtine, Mozart pour toutes ses œuvres (pas seulement son Requiem, à peine commencé), tous exécutent une commande, se font payer (plus ou moins bien, à 365 jours fin de mois parfois), et pour aussi inspirés et géniaux qu’ils soient, sont à peine mieux considérés que des valets de chambre dans l’échelle sociale, et il ne leur vient pas à l’esprit de peindre ou composer hors de ce cadre.

Même si je force un poil le trait, et s’il n’est pas du tout question de dire que ce qui a été produit dans ce contexte ne peut pas être parfois de l’ordre du chef-d’œuvre, ce qui importe c’est la conscience de soi qu’ont ces gaillards. Si le larron Mozart a des  tourments existentiels, jamais il ne prend la pose d’un « artiste », encore moins incompris ou malheureux.
Cette posture n’éclot qu’au siècle suivant, avec entre autres des allemands (tiens donc) comme Beethoven, et surtout Schubert. Dans le Massin[5], il est dit que Schubert est le premier musicien à écrire symptomatiquement « pour lui ». L’histoire dit qu’il commença un opéra (Le comte de Gleichen), sans commande et que, bien que la partition en cours soit refusée par la censure, il le termina, affirmant ainsi une individualité et une incarnation de la création comme telle, hors de tout métier.

Si historiquement ça n’est peut-être pas complètement exact, le geste est tout de même fondateur, et signe d’un virage : celui de l’apparition d’une conscience d’être-artiste, qui n’a pas à souffrir les contingences pécuniaires d’un mécène plus ou moins cultivé, et doit s’exprimer quoiqu’il advienne, car elle procède d’une nécessité qui transcende le trivial et le quotidien.

D’où le personnage de l’artiste maudit, pauvre slash malade slash méconnu-de-son-vivant, emblématique de ce nouveau type social.
Difficile d’imaginer qu’il pourrait exister un « artisan maudit »… Dans notre partition, l’artisan c’est l’exécutant, le technicien, le laborieux, qui répète des gestes appris, parfois jusqu’à un certain degré de beauté, mais jamais hors de l’immanence du travail. En tant qu’artiste, en revanche, on se doit d’être affranchi de ces contraintes.

Je ne m’attarderai pas non plus aujourd’hui sur l’évolution historique et culturelle qui a voulu qu’on institutionnalise et qu’on étatise l’art, et qui contribue à une sorte, sinon de perversion, du moins de torsion assez ambivalente de concept, ça sera peut-être pour une autre fois.

Toujours est-il, pour en revenir au sujet de départ, qu’il est de toute évidence difficile, voire impossible car antinomique, de concilier art et métier, c’est-à-dire art et artisanat.
Non pas, une fois encore, que les deux ne se mélangent pas via de nombreux points de contact, mais parce que le pragmatique va toujours très rapidement supplanter le poïétique, pour des raisons simples qu’on déplorera peut-être mais qui veulent que votre patron, sauf exception étrange, ne vous paiera pas pour faire de l’art.

Et quand bien même il le ferait, au fond, cela invaliderait d’emblée votre « œuvre », parce que d’une certaine manière, pour que l’art soit art, il ne faut pas que cela soit payé et que, pour céder à la formule facile, on ne fait pas d’art à la commande[6].

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  1. On retrouve de temps en temps chez nos amis d’outre-manche ces rémanences saxonnes, comme un atavisme insoupçonné, c’est assez amusant. []
  2. Mais je vous conseille fortement son Mozart, sociologie d’un génie, au Seuil, 1991. []
  3. Evidemment, si votre métier c’est d’être beurreur d’épinards, vous réconciliez magiquement l’art et le travail. []
  4. Je sais que je passe un peu commodément sous silence la littérature et la poésie, pour la clarté et l’efficacité de mon propos ; nul doute qu’il y a eu avant le XIXème un grand nombre d’œuvres produites qui n’étaient pas forcément commandées en tant que telles, car il est évident que le besoin d’art est là chez l’homme depuis qu’il parle. Pour l’instant, restons-en là. []
  5. Toi aussi flambe en société et fais comme tout le monde semblant d’avoir lu les livres de référence sur Mozart, Beethoven et Schubert, écrits par les époux Jean et Brigitte Massin, édités chez Fayard, et désignés sans autre forme de procès comme « LE massin sur Mozart/Beethoven/Schubert ». Précision : le Schubert n’est écrit que par Brigitte, si mes souvenirs sont bons. []
  6. Oui, oui, je sais, ça n’est pas complètement vrai, c’est pour ça que c’est une formule facile ; tout dépend en fait de ce qu’impose la commande – dans le cas des développeurs, les projets commandés au forfait imposent bien trop pour laisser place à une réelle expression artistique, c’est ce que je voulais dire. []

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Un commentaire sur “Artistes et artisans”

  1. Alice :

    Je viens de lire le billet sur la sagesse, le doigt, tout ça, donc je me retro-linke (c’est mal, je sais, mais il y a des liens dans mon lien (et puis c’est un vieux billet, personne d’autre que vous / que toi ne le verra)) vers un billet pas tout à fait dans la ligne mais pas complètement sans rapport…
    http://alicedufromage.free.fr/dotclear/index.php?2008/09/04/1068-un-peu-de-surf-se-terminant-en-parabole