Le carreleur et le développeur

Encore des spécs mal ficeléesPour des raisons dont le fin mot m’échappe en partie, mais dont les causes sont vraisemblablement historiques [1], on a recourt pour ce qui est informatique et systèmes d’information, à un champ lexical lourdement emprunté à la construction et au BTP : chantier, architecture, maîtrise d’ouvrage, maîtrise d’œuvre…

Divers livres et endroits du web m’ont indiqué que cette tradition était typiquement française [2], je ne sais pas s’il y a de quoi s’en réjouir. Sans parler du fait que la distinction MOA/MOE, notamment, impose une séparation assez artificielle entre le métier (client) et la technique (prestataire), qui finit par opposer politiquement les savoir-faire plutôt que de viser à les faire se rencontrer, sans parler non plus du fait que si dans l’informatique ou les applications web tout se passait comme lors de la construction d’un bâtiment, on perdrait sans doute moins de cheveux [3], sans parler de tout ça donc, même si maintenant c’est un peu fait, je voudrais élever rediriger le débat (ben tiens) jusqu’à la question de l’opportunité et de la pertinence de certaines métaphores fréquemment utilisées dans notre beau métier (les applications web).

Sans grande surprise, quand quelqu’un dans ledit métier, client ou prestataire, se lance dans une métaphore filée [4], il puise dans le champ lexical du bâtiment. Déduction (maintenant possible) : il est français ; bon, en général, on le sait déjà.
De manière un peu plus surprenante, quand ça se produit, ne me demandez pas pourquoi mais neuf fois sur dix il ou elle prend l’exemple d’un carreleur. Celui qui pose le carrelage, quoi, vous savez le truc par terre, là. Pourquoi le carrelage ? No sé ; on demandera à Freud de se pencher sur la question. Bref.
La suite de l’histoire, car il s’agit toujours d’une histoire personnelle, se résume dans les grandes lignes à :

  1. le carreleur a fait un devis précis sur le nombre de mètres carrés à couvrir, voire dans les meilleurs versions, sur le nombre carreaux
  2. il l’a fait signer avec le sang et il a demandé un acompte
  3. il a réalisé le travail, et toute demande supplémentaire a été facturée

Cette narration édifiante (rappelez-vous l’étymologie d’édifiant) se termine par une conclusion en forme d’exhortation : si un carreleur peut le faire, il n’y a pas de raison qu’on ne puisse pas y arriver également, et appliquer cette façon de travailler !

C’est là que je dis : attention, Maurice (mettons que la personne qui a raconté son histoire s’appelle Maurice). Les raisons, s’il s’agit d’en trouver, il peut y en avoir plein. Je dirais surtout trois choses :

  1. Ça n’est pas parce qu’une histoire est imagée, avec un exemple de la vie quotidienne (comprenez : concret et qui va parler à tout le monde), moult détail et foult anecdote dont l’authenticité le dispute à la théâtralité, qu’elle impose nécessairement comme une conséquence irrévocable et pour ainsi dire congénitale sa vérité, et, encore moins, son caractère de preuve.
    Pour le dire avec moins de mots : fezez gaffe aux images ! Rien ne va de soi, et surtout pas le choix d’une analogie (le mot est lâché [5]). D’une manière générale, l’image a tendance à endormir l’intelligence, parce qu’elle s’impose aux yeux en un seul morceau [6].
  2. Conséquence du point précédent : quand il y a une métaphore filée, questionnez l’analogie. Nétadire ? Nétadire qu’avant de prendre pour argent comptant la conclusion de Maurice, demandez-vous si la relation qui est établie entre, dans notre cas, le fait de poser des carrelages et celui de développer une application web, est effectivement pertinente. Les analogies, c’est bien, mais on n’est pas obligé d’être d’accord avec les choses qu’elles présupposent, par exemple que carreler c’est la même chose que faire un site web.
    Déjà, dans la réalité, je connais peu de clients qui demandent l’équivalent de « mettez-moi tel carrelage sur ces 12 mètres carrés » ; au quotidien, ça donne plutôt quelque chose comme « j’ai une pièce à refaire, je ne sais pas trop sa surface, mais il faut que ça soit moins salissant », suivi après livraison de « ah mais il allait de soi qu’il fallait aussi faire les murs, enfin ».
  3. Ensuite, et c’est surtout ça le point important, faire une appli web, ça n’est pas poser du carrelage ; s’il fallait tenter d’induire quelque analogie dans le domaine du BTP, ça nous donnerait plutôt : « en général, faire une appli web, c’est comme [7] construire une maison avec un nombre de pièces qui évolue en fonction des actions des habitants, dont la porte les reconnait et leur propose une salle à manger différente selon l’heure de la journée, avec des escaliers dont le design doit pouvoir être revu toutes les trois semaines sans empêcher les gens de les utiliser, un toit qui protège des intempéries existantes mais aussi non connues à ce jour, une pièce qui fait les déclarations de revenus, déclenche automatiquement le paiement des factures, engage ponctuellement du personnel de ménage… Tout ça avec une maison de backup qui chaque nuit sauvegarde tout ce qui a été dit ou pensé par les habitants. Ah oui, c’est pour dans six semaines. »

Évidemment, tout de suite, l’histoire de carrelage tombe un peu à plat.
Mais, pour finir sur une note optimiste, disons qu’elle n’est pas complètement inutile, spécialement si on la considère pour ce qu’elle peut être : une idée régulatrice, autrement dit quelque chose qu’il faut viser.
L’intérêt éventuel de ce que nous a raconté Maurice, c’est de dire : les enfants, pour éviter les débordements, il faut toujours garder à l’esprit que le projet doit tendre le plus possible vers le carrelage. Ça ne sera jamais aussi « simple », mais il faut viser la simplification, l’explicitation des besoins, et les cadrer pour qu’ils soient réalistes et raisonnables. Personne ne demanderait à un carreleur de poser trois niveaux de carrelage, et en or massif, et puis aussi de refaire les peintures au passage (pour le même prix, il va de soi). Ben voilà. Pour nous, ça doit être pareil.

Moralité : la prochaine fois que vous entendez parler de carrelage, soyez attentifs à ce qu’on essaie de vous refourguer comme théorie, il y a de fortes chances pour que ça ne soit pas vraiment approprié.

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  1. Note : quand on ne sait pas comment se sortir d’une explication, dire que c’est historique []
  2. L’article de Wikipedia sur la MOA mentionne le fait ; et il n’est qu’à chercher à traduire ces termes en anglais pour mesurer la chose []
  3. La célèbre projection inverse, If Architects Had to Work Like Web Designers faisant, 7 ans après, toujours dire à quiconque la lit « ah ça, je l’ai eu en vrai » []
  4. Ouaip, attention, ici y a du niveau, va falloir se documenter parfois : la métaphore filée, sa vie, son œuvre []
  5. L’analogie, cette sorte de fulgurance horizontale qui témoigne de notre faculté à voir des ressemblances entre des choses ou des domaines qui n’en ont au premier abord pas vraiment… En fait, l’analogie, c’est un peu comme la règle de trois du concept, mais en plus flou. []
  6. Un gars nommé Platon ne disait pas autre chose il y a quelque temps, quand il décrivait la démarche dialectique comme passant par les quatre étapes : image – définition – essence – science. La plupart des dialogues mettant en scène l’autre gars, Socrate, sont des recherches de définitions, par exemple celle du Beau dans l’Hippias Majeur, où l’interlocuteur du fils de Phénarète commence invariablement par énoncer des images.
    – Qu’est-ce que le Beau ?
    – Une belle jeune fille !

    Une autre fois je vous parlerai d’un troisième type, Hegel, qui a plein de choses à dire à ce sujet aussi. []
  7. Oui, en fait, techniquement, tourné comme ça, c’est plus une comparaison qu’une métaphore ; mais bon, on va pas non plus se fâcher, hein. []

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3 commentaires sur “Le carreleur et le développeur”

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  2. Nico :

    Absolument génial, trés bien écrit, et totalement vrai !
    (un dev’ « sénior » => 8 ans d’expérience :) )

  3. Nico :

    …Mais je plaide coupable d’utiliser régulièrement les mêmes métaphores, en expliquant à mes chefs de projets que poser le papier peint avant les murs, ce n’est pas gagner du temps, c’est en perdre.